L’intangible, toujours plus intangible… jusqu’à néant?

Sans vouloir trop trahir mon âge, je fais partie de la première génération à avoir joué sur une console de jeux. Alors, tu achetais un appareil puis une cartouche et, en principe, pouvait jouer pour toujours, pour le prix d’achat de ton jeu. Comme une boite de Monopoly, c’était simple, durable, permanent même.

Au début de ma pratique en droit des TI (avant 2000, c’est bien dire), on faisait beaucoup de licences de logiciels. C’était ce qui s’avérait pertinent, dont pour nombre de PME québécoises faisant dans le logiciel. Les entreprises vendaient alors des licences, peut-être par la vente de boites et/ou de CD d’installation qu’on accompagnait d’une licence d’utilisation du produit (une fois installé). Ça, c’était il y a 20 ans+. Puis les choses se sont mises à changer quand Microsoft a commencé à envisager opter pour une autre formule.

Plus tard pendant ma carrière, un de mes anciens patrons adorait acheter des outils qu’on utiliserait ensuite dans son entreprise pendant des années et des années, et des années. Il répartissait ainsi un coût unique sur plusieurs années, lui permettant ainsi d’augmenter notre profitabilité par cette petite manœuvre d’économie. Du grille-pain au logiciel de comptabilité, tout y passait. Bien que cela a longtemps fonctionné, aujourd’hui, cette époque est largement révolue, particulièrement en matière de contenus et de logiciels.

Bon exemple: un ami m’apprenait cette semaine que Walt Disney vient de décider de cesser d’offrir dorénavant ses films d’animation en format tangible, tel qu’en format DVD ou Blu-Ray. À l’avenir, vous voulez voir un film de Disney, voyez le en salle ou… sur le service de streaming Disney +. C’est ça ou rien. Plus question pour vous d’acheter The Lion King en DVD puis pour vos enfants de le regarder ad nauseam sans que la société Disney ne puisse continuer à en tirer profit soir après soir. Non, cette époque, c’est du passé.

C’est assez représentatif de l’aboutissement du mouvement global d’abandon des licences et des copies tangibles qu’on voit se pointer depuis 20 ans. Dorénavant, ce que veulent la plupart des entreprises qui produisent quelque chose d’intangible, c’est de nous placer en formule d’abonnement. Le mot d’ordre dorénavant : pas d’abonnement, pas de produit. Après tout, pourquoi demeurer dans une situation où on doit perpétuellement convaincre de nouveaux clients d’acheter? Pas mal plus facile de prévoir en vendant des abonnements et d’éviter (notamment) les clients qui achètent une fois, puis s’entêtent à refuser de migrer vers les versions futures, question d’économiser, puisqu’ayant déjà payé à l’achat initial. Non, en 2022, tu veux être en streaming, ou l’équivalent de.

Première conséquence de cette tendance lourde, nous sommes tous (personnellement et comme entreprise) sujet à un nombre croissant de demandes de nous abonner, c’est à dire d’accepter de payer un frais d’abonnement périodique, pour toujours. Plus question de payer une fois puis de continuer à utiliser le grille-pain pendant 35 ans, ce qu’on veut dorénavant c’est plutôt de nous vendre un service de livraison quotidienne de pain grillé, mois après mois, après mois. C’est évidemment l’attrait pour les entreprises productrices : passer d’un schème de fabrication/vente « un à la fois », à un schème d’abonnement continuel perpétuel, sans possibilité pour l’acheteur de « débarquer », du moins pas sans totalement se priver du produit/service.

Deuxième conséquence, les producteurs des produits/services en question peuvent dorénavant faire évoluer leurs produits et contenus, de façon continuelle, sans jamais risquer qu’une partie des usagers refuser de migrer, encore une fois du moins sans totalement se priver du produit/service. Pas besoin de vendre l’idée d’une belle nouvelle mouture de votre plateforme quand tous les usagers doivent obligatoirement accéder à UNE seule et même version de la plateforme, dès qu’ils veulent l’utiliser. Pas mal plus simple à gérer, dans un sens.

Évidemment, un inconvénient de cette approche, c’est qu’en tant qu’usager, on peut voir disparaitre n’importe quelle caractéristique ou fonctionnalité du «produit», du jour au lendemain. Si le producteur décider d’éliminer une fonctionnalité X, vous pouvez accéder le lundi, bénéficier de X, puis accéder à nouveau le mardi et réaliser que X a tout simplement été éliminé -désolé, cela ne fait plus partie de notre produit. Vous n’aimez pas? Trouvez-vous un autre produit/service. Vous avez déjà payé pour l’année? Eh bien, dommage pour vous mais c’est comme ça. Bien que juridiquement on puisse peut-être y trouver quelque chose à dire, en pratique c’est ce qui arrive bien.

Pire encore, une fois la conversion effectuée vers une vrai formule d’abonnement (ou de location, en un sens), on peut même pousser cela une coche plus loin. En effet, dans les pires cas, on peut même pousser l’odieux jusqu’à faire carrément disparaitre un produit « intangible » de ceux qui sont offerts et pour lesquels des usagers ont peut-être payé. Récemment, par exemple, certains éditeurs de jeux d’ordinateur (ludiciels) « retirent » certains titres des plateformes comme STEAM, par exemple quand il s’agit d’un titre publié il y a déjà plusieurs années. Certains joueurs se voient ainsi privés de pouvoir accéder à certains jeux qu’ils pouvaient pourtant croire avoir plus ou moins acheté sur la plateforme de jeux. Une fois le serveur désactivé par l’éditeur, les joueurs ne peuvent alors plus accéder au ludiciel en question, lequel cesse alors essentiellement d’exister. C’est un peu comme voir votre voiture disparaitre de l’entrée d’un coup de baguette magique. Pouf!

Remarquez, tout cela, c’est un peu l’aboutissement logique de toute cette désincarnation des contenus. À force de rendre le tout numérique de plus en plus désincarné et virtuel, de moins en moins concret, on finit par aboutir à… rien. Ce n’est évidemment pas pour dire que cette tendance se renversera, mais la chose mérite néanmoins réflexion, si vous le demandez, incluant pour ce qui est de l’usage d’outils dont se servent des entreprises.

Et dire que je me souviens encore du rédacteur en chef d’une revue juridique en P.I. bien en vue qui m’avait refusé un article sur le début du déclin du modèle de la licence perpétuelle de logiciel, en disant que cela ne changerait rien à rien. J’aimerais bien le recroiser pour voir ce qu’il en pense maintenant!

Valmedia c. le Journal Accès : un beau petit exemple du risque que fait courir le défaut de respecter les droits moraux d’un créateur

La Cour du Québec nous donnait il y a quelques mois un petit jugement (aux petites créances) que je n’ai pas vu passer et touchant le droit d’auteur et, en particulier, les droits moraux. Il s’agit de la décision  Lavigne (Valmedia) c. 9061-6632 Québec inc. (2021 QCCQ 13322).

La décision en question implique un journal (Journal Accès) reprenant trois photographies que le photographe (Emmanuel Lavigne, opérant sous le nom «Valmedia») l’avait autorisé à reproduire dans sa parution. Le hic ici n’était donc pas une contrefaçon, puisque le journal était autorisé à reproduire les photos visées; le problème se trouvait à un autre niveau.

Ce qu’il faut comprendre à ce sujet, c’est que Valmedia avait permis au journal Accès de réutiliser ses photos, pour une contrepartie modique, pourvu que son logo demeure sur les photos et qu’un crédit photo y soit associé. Au moment de la publication, ces éléments sont absents et, pire encore pour le photographe, les photos ont été recadrées et les teintes et couleurs ont été modifiées. Le photographe intente éventuellement un recours pour s’en plaindre, en se fondant sur le concept des droits moraux.

Créature étrange du droit canadien en matière de droit d’auteur (à comparer de l’américain, par exemple), les «droits moraux» sont des droits qui comprennent notamment le droit pour un créateur de se voir attribuer la création de l’oeuvre, en plus du droit de pouvoir insister qu’on respecte l’intégrité de sa création, sans trop la modifier ou la massacrer d’une façon qui reflète éventuellement mal sur lui. On dit ainsi qu’un créateur a (notamment), le droit à la paternité et à l’intégrité de sa création. En droit, ils sont techniquement distincts des droits d’auteur eux-mêmes, si bien que même si on a cédé ou licenciés ses droits d’auteur, on peut tout de même conserver ses droits moraux.

Ici, même si le journal avait une permission (une licence) de reproduire les photos, il l’a fait d’une façon qui ne respectait pas les droits moraux du photographe, d’où sa poursuite devant les tribunaux.

Dans le jugement, bien que le juge refuse de conclure que les modifications de cadrage et de couleur, elles, s’avéraient juridiquement problématiques, il conclut néanmoins que l’absence de reconnaissance de la paternité de ces œuvres par le journal, elle, constituait bien un problème. Selon lui, en effet, recadrer une photo ou en ajuster les teintes et les couleurs, comme ce qui avait été fait ici, s’avère un peu trop subtil pour qu’on puisse vraiment prétendre à la mutilation des photos, du moins d’une « manière préjudiciable à l’honneur ou à la réputation de l’auteur », comme ce qu’exige la loi. Par contre, le fait d’avoir retiré le logo de Valmedia et d’avoir fait défaut d’inclure un crédit photo s’avère bien un problème en droit, puisque c’est un droit moral de base que de pouvoir être reconnu comme l’auteur d’une œuvre lors de sa publication, à moins d’entente contraire.

Remarquez, au final le montant du jugement s’avère très modeste (400,00$) mais au moins on y confirme que le régime des «dommages préétablis» s’avère bien applicable à un cas pareil et touchant les droits moraux. Ce n’est pas quelque chose qu’on a souvent vu en jurisprudence. Eh oui, en principe une violation de droits moraux c’est à éviter tout comme une violation de droits d’auteur. Le résultat est un bon exemple que le défaut de respecter les droits moraux des créateurs peut s’avérer aussi risqué que de carrément violer leurs droits d’auteur. Cette petite décision nous sert un bon rappel quant à l’importance de voir à obtenir une renonciation aux droits moraux, même quand on obtient qu’une licence d’une oeuvre protégée par droits d’auteur.

Des licences de logiciels libres Made in Québec – en français bien entendu

J’apprenais cette semaine en effectuant du travail relatif à des logiciels libres et ouverts («open source») qu’il y a quelques années de cela, le Québec a produit trois modèles de licences adaptées à ses besoins (notamment linguistiques), auxquels fait désormais référence le site officiel du mouvement Open Source. Les licences en question sont les suivantes, auxquelles renvoie la liste officielle sur opensource.org :

Par contre, si vous regardez le texte sur le site opensource.org, la présentation de ces licences a été déformatée, si bien qu’on voit la globalité du texte de chaque licence en un gros bloc de texte, sans titres, ni sous-titres, ni alinéas. En gros, c’est illisible. Si vous êtes curieux au sujet de ces licences ou que vous devez y référer, je vous recommande plutôt de consulter les textes originaux préparés par le Centre de services partagés du Québec (lorsqu’on a libéré du code source pour un projet du gouvernement), que vous pouvez trouver sur le site Forge gouvernementale.

Les trois licences libres en question sont décrites comme suit par leurs créateurs (sur le site Forge gouvernementale) :

Pour s’assurer de couvrir les principaux scénarios du développement de logiciel libre au gouvernement du Québec, la Licence Libre du Québec (LiLiQ) a été déclinée en trois moutures qui se distinguent par leur niveau de réciprocité.

a) La première, la LiLiQ-P est permissive et ne comporte aucune obligation de réciprocité. Il est donc possible pour un licencié de modifier et de distribuer un logiciel sous la LiLiQ-P, sans que le licencié n’ait l’obligation d’en dévoiler le code source ou de conserver le caractère libre du logiciel. Licence comparable: Apache.

b) Les deux autres versions de la licence, soient la LiLiQ-R (réciprocité) et la LiLiQ-R+ (réciprocité forte) visent à préserver, à différents niveaux, le caractère libre des logiciels y étant assujettis. Ainsi, toute personne qui modifie et distribue un tel logiciel est tenue de le faire sous les termes de la LiLiQ et d’en permettre l’accès au code source. Licences comparables: MPL, LGPL pour la LiLiQ-R et GPL pour la LiLiQ-R+.

Contrairement aux licences habituelles de ce type, le Centre de services partagés du Québec a évidemment produit ces document en français, ce qui contraste avec la forme habituelle. Côté contenu, ces licences s’avèrent évidemment très permissives, permettant notamment de reproduire le code en tout en ou en partie, de publier et de présenter le résultat en public, en plus de pouvoir évidemment aisément redistribuer et sous-licencier le résultat.

Entre LiLiQ-R et LiLiQ-R+, la différence semble résider dans leurs niveaux de réciprocité, tout dépendant si on vise à préserver le caractère libre de tout code modifié ou, carrément, de tout logiciel dérivé. On notera aussi que ces deux licences (LiLiQ-R et LiLiQ-R+) comprennent une clause de «compatibilité» permettant aux licenciés de combiner du code couvert à du code assujetti à d’autres licences de type libre avec réciprocité, avec un minimum de restrictions. Ces licences favorisent donc la combinaison du code LiLiQ-R avec du code distribué sous d’autres licences libres compatibles et approuvées par la Free Software Foundation ou l’Open Source Initiative, y compris celles d’une liste de licences énumérées dans la licence (par ex. la GNU GPL, la GNU LGPL).